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la baule+ 22 | Mai 2024 Art ► L’art caché éclipse l’art contemporain… Aude de Kerros : « La visibilité de l’art non officiel a été totalement confisquée. » Aude de Kerros est auteur, graveur, peintre et essayiste. Lauréate du Prix Adolphe Boschot de la critique d’art en 2012, elle publie régulièrement des articles de décryptage sur l’art contemporain et sur l’art dans différentes revues. Elle est aussi l’auteur de « L’imposture de l’art contemporain » et « Art contemporain : manipulation et géopolitique ». Elle rappelle que l’art contemporain n’est pas l’art d’aujourd’hui. C’est un label qui estampille une production particulière, l’art conceptuel, promu par le réseau international des grandes institutions financières et, en France, par l’État. Dans son dernier livre, elle s’intéresse à l’art dissident, que l’art officiel cache. Aude de Kerros est venue à La Baule, à l’invitation de Philippe Sauvan-Magnet, qui dirige la galerie Concept Store, pour présenter son analyse sur le développement de l’art caché. La Baule+ : Vous avez été l’une des premières à expliquer que l’art contemporain n’est pas de l’art. Maintenant, vous abordez ce que l’on appelle l’art caché et les NFT. L’art caché est-il réellement l’art de notre quotidien ? Aude de Kerros : Ce qui s’est passé en France est très particulier et je ne pense pas que cela existe à ce degré ailleurs. Cela veut dire que la visibilité de l’art non officiel a été totalement confisquée. En France, depuis 1870, il y avait une invention du libéralisme dans le domaine de l’art qui était particulièrement française. Jules Ferry avait dit aux artistes : « Prenez votre destin en main, l’État se retire de tous les jurys, il n’y aura pas qu’un seul salon, donc l’État se retire de la décision de ce qu’est le bon ou le mauvais art. » On est dans le bouillonnement de la modernité depuis 1840. Il y a eu Courbet, puis les Impressionnistes, et vous avez des artistes qui protestent, car ils ont été refusés dans des salons où les membres du jury sont des académiciens ou des fonctionnaires de l’État. C’est comme cela qu’il y a eu le Salon des refusés, Napoléon III, conseillé par Viollet-le-Duc, explique que l’on ne peut pas empêcher les artistes d’exposer dans un endroit convenable. Napoléon III a fait cela au Palais du Commerce et de l’Industrie et ensuite il y a eu le Grand-Palais. C’est un modèle qui a duré jusqu’en 1983. Tous les courants du monde se retrouvaient en France, cela coïncide avec la liberté de la presse de 1881, et toutes les revues avaient des colonnes consacrées à l’art. Malheureusement, tout cela a disparu en 1983. Vous expliquez bienqu’il ne faut pas confondre l’art contemporain avec Marcel Duchamp, c’est autre chose… La modernité commence en 1840. Ensuite, il y a eu la guerre froide culturelle et il fallait absolument casser Paris pour que New York devienne la référence, dans le cadre d’une guerre bipolaire entre les Soviétiques et les Américains. Ils ont perdu la première bataille en essayant d’imposer l’expressionnisme abstrait comme l’avant-garde merveilleuse du monde de l’Ouest, parce qu’à Paris il y avait déjà tout… Ils vont choisir une avant-garde qui puisse à la fois casser Moscou et Paris, et ils trouvent le conceptualisme et cette référence à Marcel Duchamp. Ce qui me dérange, c’est que l’on en fasse un art unique. Il y a eu l’art d’Hitler, l’art de Staline et maintenant il y a l’art du ministère de la Culture en France... Pardonnez-moi, mais c’est ahurissant ! Nous vivons dans un monde plutôt libéral, sauf dans le domaine de l’art, puisque, depuis 1983, nous avons un art officiel unique. Le but est de déconstruire, démonter, critiquer, culpabiliser... Et celui qui sort de cet art officiel unique est catalogué comme fasciste… C’est aussi simple que cela. Maintenant, on est complotiste, le vocabulaire a évolué... En résumé, seul l’art subventionné compte. Il y a tout un éventail dans le conceptualisme. L’art contemporain, c’est de l’art conceptuel. Le but est de déconstruire, démonter, critiquer, culpabiliser la personne qui regarde... C’est une boîte à outils manipulatrice qui va bien au-delà de l’idéologie. La modernité, c’est la diversité des courants. Même si nous avons eu pendant quarante un art officiel très dur qui existe encore, toute la diversité a continué en dessous. La seule chose qu’ils ont pu faire, c’est d’accuser de fasciste toute personne qui n’entre pas dans la définition d’un art déconstructif. L’art, c’est le langage de la forme qui existe depuis le Paléolithique et qui existera probablement jusqu’à la disparition du dernier homme. Nous sommes dans un monde multipolaire et toutes les civilisations, toutes les cultures, ont envie de s’exprimer. Je raconte comment cet art invisibilisé par le système officiel devient visible grâce à la révolution technologique. Cet art caché a dû batailler contre l’art contemporain… D’abord, j’ai voulu raconter l’histoire de cet art invisible. Quatre générations d’artistes existent, il y a une histoire. L’art est l’expression de l’œil, du cerveau et de la main, c’est l’incarnation qui est le domaine de l’art. Ce qui a permis la visibilité dans un système libéral, ce sont les médias. Une minute dans un média coûte beaucoup d’argent : donc, si on a de l’argent, on contrôle cette minute de visibilité. Donc, vous pouvez rendre célèbre quelqu’un en quelques minutes. Tout cela a permis de montrer un art et de rendre invisible tout ce qui n’est pas conceptuel. Le ministère de la Culture, ce sont les subventions, mais en même temps vous avez un intérêt international pour que l’art soit décidé à New York. Pour cela, il doit être financiarisé avec les grands collectionneurs. Au début, c’était par patriotisme, au moment de la guerre froide et, ensuite, il y a eu la mise en place de ce que l’on appelle l’art financier. L’art est devenu un produit financier. C’est un monde en circuit fermé qui permet de spéculer sur l’art

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