la baule+ 14 // Janvier 2023 Cinéma ► Le réalisateur présente son nouveau film : « 16 ans » Philippe Lioret : « Si ce film n’est pas amorti, je ne pourrai plus continuer. » C’est l’événement c i néma t o g r a - phique de ce mois de janvier 2023. Philippe Lioret, le réalisateur de succès comme « Je vais bien, ne t’en fait pas», «Welcome », «L’équipier» ou «Le fils de Jean», nous présente son nouveau film, «16 ans», l’histoire de Nora et Léo qui se rencontrent le jour de la rentrée, en classe de seconde, et dont l’amour mutuel est une évidence. Le frère de Nora, manutentionnaire à l’hypermarché local, est accusé de vol et il est viré sur-le-champ. Or, le directeur du magasin, Franck, est le père de Léo. Dans ce contexte, les deux familles vont s’affronter, tels les Capulet et les Montaigu, et le chaos va s’installer. La Baule + : Chacun interprète une œuvre en fonction de sa sensibilité et votre film nous amène à nous interroger sur ce que l’on appelle l’effet papillon : les suites inattendues d’un événement anodin, que l’on imaginerait sans importance, mais qui aura des conséquences considérables sur notre vie… Philippe Lioret : L’effet papillon fait partie de l’histoire du film. On découvre cela à la fin, donc l’effet est encore plus fort, on se dit tout ça pour ça ! L’idée du film m’est venue en croisant deux jeunes ados qui m’avaient l’air très amoureux et très tristes à la fois. Un professeur m’a expliqué que les deux familles ne pouvaient pas s’encadrer en raison de différences sociales majeures. Il y avait aussi cette différence culturelle dans la vie de ces deux petits. J’avais eu cette idée après avoir tourné « Je vais bien, ne t’en fais pas » et cela ne m’a jamais quitté. Après chaque film, on décide de remettre les gants et de retrouver une histoire forte qui va nous porter pendant trois ans. Car, si l’on ne porte pas au plus profond de soi-même l’envie de faire un film, si l’on n’est pas raide dingue amoureux de son histoire, ce n’est pas la peine d’imaginer que l’on va intéresser quelqu’un d’autre... Il faut être fou de son histoire pour la raconter ! Je me suis rendu compte qu’avec le temps, je n’avais rien oublié de cette adaptation de Roméo et Juliette. Un copain m’a dit que c’était une histoire formidable et que personne ne l’avait reprise. Le déracinement est une source dramaturgique formidable Vous semblez toujours attiré par la question du déracinement… C’est ce qui clive nos sociétés et nous vivons dans un monde clivant. Le déracinement est une source dramaturgique formidable. Vous auriez pu tomber dans le schéma caricatural du patron de supermarché raciste : or on ne décèle pas cela dans le film, il y a plutôt une distanciation sociale… D’ailleurs, le père de la jeune d’origine algérienne est, lui aussi, hostile à cette liaison… J’ai voulu cet équilibre. Finalement, ce sont tous des gens formidables, mais ils ont chacun une faille et un défaut culturel. Et, à cause de cet effet papillon, quelque chose se produit. Tout s’embrase, alors que les deux petits n’ont rien demandé. Je suis content de montrer dans ce film ces deux gamins de 16 ans qui ne se quittent pas et, à leurs yeux, cette différence sociale ou culturelle n’existe même pas. Ils sont très au-dessus de tout cela. C’est justement ce qui fait la force du film. Ils sont seuls contre tous… Vous avez souvent tourné avec des vedettes: est-il plus difficile d’avoir en tête d’affiche des noms inconnus du grand public ? Il n’y a plus de vedettes, la vedette du film, c’est le film ! Quand le film se démarque, c’est suffisant. Les deux jeunes acteurs tiennent le film de bout en bout et il était hors de question que j’aille chercher des noms pour les seconds rôles. Je voulais donner l’impression aux gens qu’ils sont devant un documentaire scénarisé, donc très rythmé. D’ailleurs, je disais aux acteurs: « Vous ne venez pas jouer la comédie, mais donner la part documentaire de vousmêmes». C’est très difficile, car il faut vraiment que les spectateurs ne soient pas devant l’écran, mais dans l’écran. Je joue ma peau chaque fois que je fais un film. On a tous les droits au cinéma, sauf celui d’ennuyer le spectateur. Il y a une dizaine d’années, mes films faisaient entre 1,3 et 1,9 million d’entrées Que pensez-vous des débats actuels sur la crise du cinéma ? C’est une réalité. Je considère que je fais du cinéma populaire, comme le faisait Truffaut. Mais aujourd’hui, on est dans un clivage énorme avec des comédies et des films très familiaux et, dès que l’on ne fait pas ça, c’est que l’on fait du cinéma d’auteur. Ce clivage fait beaucoup de mal à la fréquentation des salles. On fait plus de 200 films par an, c’est trop, mais c’est bien aussi puisque le cinéma c’est aussi permettre de trouver des pépites. La fréquentation dans les salles était déjà en baisse depuis plusieurs années. Mais la crise de la Covid a été terrible, car les gens se sont retrouvés enfermés chez eux. Beaucoup ont pris des abonnements sur des platesformes. Après, il y a eu des jauges dans les salles… Finalement, cette population de spectateurs qui allait au cinéma régulièrement s’est beaucoup calmée et la fréquentation a chuté de plus de 50 %. Avant, il y a une dizaine d’années, mes films faisaient entre 1,3 et 1,9 million d’entrées. Cela me donnait la possibilité de faire ensuite d’autres films, parce que les gens me faisaient confiance. Maintenant, c’est différent et la chute est drastique. Si, pour ce film, j’arrivais à dépasser les 500 000 entrées, ce serait un score de dingue car il y a beaucoup de films qui font seulement 50 000 à 60 000 entrées. Si, sur ce film, je suis à 200 000 entrées, cela ne sera pas assez pour continuer… J’ai pris des risques financiers très importants et cela me réveille la nuit Quels sont les risques? L’argent des platesformes de streaming peut-il compenser la baisse des entrées ? Maintenant, les patrons des grands studios ne veulent faire que des films très populaires. Ils ne veulent plus du tout prendre le moindre risque. Il faut vraiment continuer d’aller au cinéma. D’abord, ce film, « 16 ans », est un film de communion. Il faut voir comment tout le monde réagit, il y a une conviction de groupe. Ensuite, se mettre dans le noir pour regarder ensemble une histoire, c’est magique. Cela n’a rien à voir avec le fait de regarder un truc sur son canapé. On n’est pas devant la télé, mais on est dans un film... Je passe mon temps à me mettre dedans. Enfin, si les spectateurs ne viennent pas, très franchement, j’ai pris des risques financiers très importants et cela me réveille la nuit : donc, si ce film n’est pas amorti, je ne pourrai plus continuer. C’est horrible et je ne suis pas le seul à être dans une telle situation. Je veux vraiment essayer de redonner de la concentration Cette baisse des entrées en salles ne s’explique-telle pas aussi par un rejet de l’idée de devoir rester concentré pendant une heure et demie ? C’est vrai, c’est un vrai sujet. Mais je veux vraiment essayer de redonner de la concentration aux gens, en les attirant dans une histoire, alors qu’ils ont d’autres préoccupations. Mon métier c’est d’amener les gens à penser à autre chose et à se changer les idées. Propos recueillis par Yannick Urrien. Philippe Lioret avec Sonia Molière, directrice du Gulf Stream à La Baule
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