La Baule+

la baule+ 16 // Octobre 2022 C’est vrai en partie, mais j’ajouterai que Pierre Bergé avait sans doute la frustration de ne pas être un artiste. C’est ce qui explique son amour des artistes, sa passion et son engagement à soutenir les écrivains, les metteurs en scène, les comédiens, les comédiennes… Il faisait des affaires d’une manière artistique, ce n’était pas un homme d’affaires classique, ce n’était pas un grand patron traditionnel. Et puis, il aimait beaucoup l’écriture, puisqu’il était proche de Jean Giono. Rappelons que c’était une grande entreprise française, connue mondialement, qui a longtemps été indépendante… Effectivement, l’entreprise a été fondée en 1961 par Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé. Elle a été financée par deux Américains qui croyaient dans le génie et le talent d’Yves SaintLaurent, et Pierre Bergé était quelqu’un qui savait convaincre. Cette maison a été leur maison de couture. Les parfums ont été financés par Charles of the Ritz, rachetés ensuite par les laboratoires Squibb, puis Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé ont souhaité racheter leurs parfums, qui sont ensuite allés dans le giron du groupe Sanofi qui était propriétaire de Roger Gallet et Nina Ricci. Il y a eu une période d’indépendance, mais qui n’a pas été très longue… On a toujours l’image médiatique d’un Pierre Bergé qui semble être un personnage plutôt froid. Or, vous racontez qu’il connaissait vraiment chaque personne de l’entreprise et vous en donnez le reflet d’un patron très humain… Il avait plusieurs vies. Il avait d’abord sa vie avec Yves Saint-Laurent, qui était d’une grande complicité, avec de grands secrets entre eux. Il y avait aussi la vie de l’entreprise, qui était leur enfant, avec toutes celles et tous ceux qui faisaient vivre cette entreprise, pour lesquels il avait le plus grand respect, et puis il avait sa vie, en devenant le président de l’Opéra de Paris, en créant les lundis musicaux du théâtre de l’Athénée Louis Jouvet, en reprenant le théâtre Renaud Barrault, la maison de Zola, la maison de Cocteau... Il avait vraiment une volonté de protéger le patrimoine français. Vous racontez qu’il faisait le tour de Paris pour trouver des présents originaux et faire des cadeaux personnalisés aumoment de Noël… J’ai été à l’école du détail et de l’attention individuelle, j’ai appris ce qu’est le raffinement, le respect des autres et l’amour du beau. Cela rend un peu maniaque… Est-ce la définition du luxe ? Cela pourrait être la définition du luxe, effectivement. Le luxe est un mot un peu fourre-tout, parce que l’on met dans le luxe des choses qui ne le sont pas. Le luxe doit être synonyme d’une certaine rareté, de la difficulté d’avoir... Ce n’est pas quelque chose que l’on trouve facilement. Cette définition du respect des autres et du détail, est-ce aussi ce qui a caractérisé votre action politique ? J’ai essayé de reproduire, en essayant de bien le faire, ce que j’ai appris auprès de mes années Saint-Laurent, mais aussi auprès de Bernard Arnault, pendant mes 15 ans chez LVMH, où j’ai beaucoup appris la rigueur, l’amour de la France et la beauté de Paris. D’ailleurs, Bertrand Delanoë avait souhaité s’entourer d’élus qui venaient de la vie économique, de la vie réelle, pour pouvoir stimuler le bien public. Quand on est élu, c’est pour l’intérêt général, c’est aussi savoir protéger. J’ai appris cela lors de mes années Yves Saint-Laurent : protéger les autres quand on est du bon côté de la barrière. Pierre Bergé était quelqu’un d’assez anxieux et, lorsqu’il n’était pas là, il fallait presque surveiller Yves SaintLaurent… Le mot peut sembler infantilisant... Cela signifiait qu’il fallait prendre soin de lui. Comme il était souvent triste et solitaire, il fallait s’assurer qu’il n’était pas isolé dans sa tristesse. Il est rare de voir un créateur dont la vie ou l’enfance aurait été lisse... Il était dans la mélancolie permanente : est-ce parce qu’il n’était pas bien et qu’il était singulier, que ce fut un géant ? Vaste question sur le moteur de la création ! Est-ce que la mélancolie ou les épreuves de la vie sont un moteur ou l’explication du génie des uns et des autres ? C’est une question vaste, mais il est vrai qu’il est rare de voir un créateur dont la vie ou l’enfance aurait été lisse... Vous soulignez ce contraste entre les deux caractères : Yves SaintLaurent est né mélancolique et Pierre Bergé est né en colère… Pierre Bergé s’indignait. Il avait une capacité d’indignation qu’il m’a transmise. D’où son engagement au début de l’épidémie de Sida, avec notre grande amie Line Renaud qui vient de lire mon livre. Franchement, au départ, ce n’était pas gagné, car ce ne sont pas les mêmes univers. Tout cela est devenu une belle amitié. Le vrai combat de Pierre Bergé, c’était que le nom d’Yves Saint-Laurent se perpétue pour l’éternité… C’est pour cela que j’ai fait porter le premier exemplaire de mon livre à Madison Cox, qui était entré dans la vie de Pierre Bergé et d’Yves SaintLaurent à la fin des années 70, parce qu’aujourd’hui il est le président du musée Yves Saint-Laurent et de la fondation Pierre Bergé - Yves Saint-Laurent. C’est quelqu’un qui veille sur l’œuvre et la mémoire d’Yves Saint-Laurent grâce au musée de Marrakech, mais aussi le musée Yves SaintLaurent de Paris. Pierre Bergé devait être triste en constatant que la mondialisation avait détruit le monde de la haute couture, qui est devenue un business comme les autres… Je me pose souvent la question de savoir comment il réagirait face à cette mondialisation, même à cette vulgarité des réseaux sociaux et de l’ère numérique. Comment verrait-t-il cette fragmentation de la société et cette déconstruction de nos valeurs ? Le regard esthétique d’Yves SaintLaurent nous manque, celui qui aimait tant les femmes, et aussi celui de Pierre Bergé sur ce monde qui est quand même d’un petit niveau. Pierre Bergé a eu des tentations dans la presse : pourquoi n’at-il pas pris le chemin d’André Rousselet ? J’ai eu la chance de connaître André Rousselet. Pierre Bergé était l’un des trois actionnaires du journal Le Monde avant de mourir. C’était un homme qui aimait la presse, c’était le fondateur de Globe. C’était une époque assez libre et audacieuse. Sa rencontre avec Yves SaintLaurent lui a sans doute appris ce qu’était la création pure et au plus haut niveau, il en a fait quelque chose dans d’autres domaines. C’était un homme à plusieurs vies. Mais sa vie principale était avec Yves Saint-Laurent. J’ai eu la chance de connaître et de vivre, le plus beau, avec des zones d’ombre, des choses parfois pas très exemplaires Vous racontez la période plus glaciale de votre départ. Vous étiez un peu l’enfant d’Yves Saint-Laurent et de Pierre Bergé, vous figuriez dans leur cercle de confiance. Et lorsque vous avez quitté la maison, ils l’ont mal pris… J’ai compris la colère de Pierre Bergé. Je l’ai trouvé parfois un peu injuste, parce que cela avait des effets collatéraux sur mon entourage, mais les choses sont rentrées dans l’ordre. Ce livre est aussi pour réparer la liberté que j’avais acquise et que j’avais décidé de prendre lorsque la maison a été vendue à François Pinault et à Gucci. Pierre Bergé ne voulait pas que nous allions dans la nouvelle aventure des nouveaux propriétaires. L’histoire, telle qu’elle avait été construite, était une histoire avec des acteurs et des actrices qui ne pouvaient pas aller jouer dans une autre pièce. J’étais un peu le fils prodigue. Je n’étais pas le seul, mais c’est vrai, j’étais proche des deux, entre leurs deux bureaux. C’était ma vie quotidienne. Christophe Girard est aussi résident secondaire à La Baule. Il nous confie que « sa vraie résidence secondaire » est sa cabine de plage jaune, plage Saint-Michel à Batz-sur-Mer, dans laquelle il range son canoë-kayak… Christophe Girard : « Le luxe doit être synonyme d’une certaine rareté, de la difficulté d’avoir... »

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