la baule+ Décembre 2022 // 33 n’ignore pas que sa cour s’est alors tournée vers Monsieur, son frère, que l’on voyait déjà sur le trône. Nul que lui sans doute, ne sait mieux de quoi il retourne en matière d’hypocrisie. Comment imaginer, enfin, que l’auteur et sa troupe, dont la vie - la survie - dépend exclusivement des largesses du monarque prennent le risque de le décevoir, de le contrarier, de l’irriter en osant une telle audace ? Cela ne tient pas debout, bien sûr. On a avancé par ailleurs que la Reine mère, très dévote, aurait pesé en faveur de l’interdiction et que la Compagnie du Saint-Sacrement aurait mené une cabale dans ce sens. Tout d’abord, faire de la Reine mère une dévote, c’est aller vite en besogne. Pieuse chrétienne certes, mais dévote certainement pas. Son comportement le prouve en permanence. J’en donne des exemples. Et puis, à Louis enfant, elle a su donner comme précepteur, il est vrai, le très rigide prélat Hardouin de Péréfixe, mais elle lui a aussi octroyé François de la Mothe le Vayer, philosophe libertin, fort irréligieux pour ne pas dire athée. Quant à la Compagnie du Saint Sacrement, que le Roi frappera d’interdiction quelque temps plus tard, elle n’a plus à ce moment-là l’influence suffisante pour s’opposer de front. D’ailleurs, je mentionne une décision des instances supérieures de la Compagnie enjoignant instamment de ne rien entreprendre contre Tartuffe afin de ne pas encourager l’auteur à défendre sa comédie à grand bruit. Par ailleurs, je donne dans le livre la remarquable intervention d’Étienne Baluze, bibliothécaire et proche conseiller de Colbert, sur la vraie nature des relations de l’Église avec le théâtre. On est très loin des caricatures du laïcisme exacerbé des manuels scolaires de la Troisième République. Je vois clair en vous et c’est moi qui suis votre juge, leur assène-t-il. Alors, pourquoi le Roi prend-il la décision d’interdire cette pièce, qu’il aurait lui-même autorisée, voire inspirée ? Le Roi, pourtant jeune encore, mais formé à l’école de Mazarin, ne l’oublions pas, nous livre ici une belle leçon politique. Par l’entremise de Molière et de son Tartuffe, il entend faire passer un message à la cour. Il veut dire à ces gens qu’il n’est pas dupe de leur hypocrisie, de leur bigoterie de façade, des démonstrations outrées d’adulation dont ils le couvrent. Je vois clair en vous et c’est moi qui suis votre juge, leur assène-t-il. Je suis sans illusion sur votre fidélité, votre soumission. Tout ici, à la cour, comme chez ce pauvre Orgon n’est qu’hypocrisie. Ces ridicules dont vous riez sont les vôtres. Oui, c’est de vous que vous riez. Et la dictature morale que certains voudraient imposer - y compris à moi, le Roi (il entame alors sa liaison avec Mademoiselle de La Vallière) ne passera pas. L’interdiction tombe aussitôt sur la représentation « privée », parce que le Roi, avec beaucoup de sens politique, ne souhaite pas voir ces idées iconoclastes, potentiellement séditieuses, se répandre dans le public ordinaire, parmi ses sujets. Il n’a nulle envie que la stigmatisation de l’hypocrisie religieuse ou autre devienne l’affaire de tous et de chacun. Il applique une règle de gouvernement dont on devrait parfois s’inspirer aujourd’hui: il n’est pas nécessaire que tout le monde soit en permanence éclairé sur tous les sujets. Et puis, à ce moment-là, il est très occupé par l’affaire du jansénisme. Le schisme avec Rome menace. Il n’est pas envisageable d’envenimer encore un peu plus ce qui pourrait aboutir à une nouvelle rupture religieuse de fond, comme celle survenue au siècle précédent, avec la Réforme. Aussi, ce n’est que cinq ans après la représentation de Versailles, et seulement 24 ou 48 heures après que cette affaire du jansénisme aura été (provisoirement) réglée qu’il donnera à Molière l’autorisation de jouer Tartuffe en public. Vous abordez aussi la discussion autour de la paternité de ses pièces que certains attribuent à Corneille. Qu’en pensez-vous ? Cela non plus n’a pas beaucoup de sens. Je donne mon point de vue dans le livre, bien sûr. Cette théorie fumeuse, avancée dans les années 30 par l’écrivain licencieux Pierre Louÿs, a la vie dure. Pour faire simple, je dirai que si Corneille était l’auteur de comédies comme l’École des Femmes ou Tartuffe, il serait encore un plus fieffé Tartuffe que l’original. Il ne s’agirait pas seulement d’une habileté de plume, d’un tour de passe-passe littéraire, mais d’une authentique imposture morale. Les tenants de cette thèse font l’impasse sur ce qui fonde à ce moment-là le grand succès de Corneille. Ce sont une traduction et adaptation en vers de l’Imitation de Jésus-Christ, les Louanges de la Vierge, également mises en vers sublimes, l’Office de la Sainte Vierge, l’Hymne à Sainte Geneviève. Donc, selon ces gens, nous aurions un Corneille auteur de ces textes sacrés et son double qui, dans le même temps, trousserait des œuvres aussi libres que l’École des femmes, Tartuffe ? Oui, nous aurions alors affaire à un sacré imposteur. Un Tartuffe en or massif. Molière rejoint Pascal dans sa dénonciation des accommodements moraux Arguments solides à l’appui, vous réglez aussi le fameux scandale que l’on n’a cessé de colporter au sujet de la suspicion d’inceste entreMolière et sa jeune épouse, qui aurait été sa propre fille… Vous me faites trop d’honneur. En réalité, ce n’est pas moi qui règle l’affaire, mais le Roi lui-même, et avec quelle classe ! Pour finir, je voudrais me permettre de soumettre deux vers de Tartuffe à la réflexion de nos lecteurs : « Et rectifier le mal de l’action / Avec la vertu de notre intention. » Là, Molière rejoint Pascal dans sa dénonciation des accommodements moraux à bon compte : peu importe le résultat concret de l’action pour peu que, dans le discours, on puisse la parer des atours de la morale, de la générosité, de la vertu, de la bienveillance, etc. Je crois que ces deux vers sont d’une stupéfiante modernité. Et qu’ils le seront longtemps encore. Les exemples sont légion dans notre actualité. Propos recueillis par Yannick Urrien.
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