La Baule+

la baule+ 8 // Décembre 2021 Finalement, les putschistes d’août 1991 à Moscou ont obtenu l’effet inverse de ce qu’ils espéraient, puisque cela a provoqué la fin de l’Union soviétique… Je connaissais un certain nombre de ces putschistes. C’étaient des gens de deuxième catégorie, personne n’était brillant. Ils avaient une vue faussée de l’Union soviétique car ils pensaient qu’il y aurait un soulèvement populaire en faveur du communisme, alors que les gens n’avaient envie que de sortir du communisme ! Cela correspond au fait que les élites soviétiques vivaient sur un sol sans racines. Ils ne savaient pas ce qui se passait en dessous, parce que leur vie n’était faite que de privilèges qui n’avaient rien à voir avec la vie des classes populaires. Il y avait vraiment deux systèmes avec la noblesse et le tiers état. Ce système a promu une noblesse d’État, la nomenklatura, il y avait même un annuaire et, si l’on n’était pas dans cet annuaire, on n’existait pas. C’est exactement ce que l’on voit aujourd’hui en Chine. Il fallait être sur cet annuaire pour avoir des passeports, des visas, aller dans des boutiques pour acheter des produits occidentaux, écrire des articles dans la presse ou éditer un morceau de musique… Ces gens-là représentaient ce qu’il y avait de plus rétrograde dans la nomenklatura, parce qu’il y avait aussi des gens comme Gorbatchev qui étaient des libéraux. La partie la plus rétrograde pensait qu’elle allait être suivie par les autres, mais c’est Boris Eltsine qui leur a coupé l’herbe sous le pied. Il a fait cela d’une façon extraordinairement habile en revenant au berceau de l’Union soviétique, en se souvenant de la manière dont l’Union soviétique a été créée en 1922, et en détricotant les accords qui avaient été signés en 1922. Sous Lénine en 1922, il n’y avait pas encore l’Union soviétique. II y avait des états tsaristes, mais en 1922 les dirigeants des différents partis de l’empire tsariste se sont réunis pour signer un traité d’union fédérale et ils ont appelé cette fédération l’Union des républiques socialistes soviétiques. Ce traité a été signé par les représentants de trois provinces de la Russie, la province russe, la province ukrainienne et la province russe blanche (Biélorussie). Ce sont les représentants des partis communistes de ces trois régions qui ont signé un acte instituant une fédération et, ensuite, les autres républiques, les Caucasiens et les Asiatiques, ont adhéré à cette Union soviétique. Boris Eltsine, qui connaissait bien son histoire, s’est dit que ce qui avait été fait pouvait être défait. Il a parlé avec ses collègues en leur disant : « Si vous voulez être indépendants, signons un traité qui dénonce le traité de 1922. » Gorbatchev a été pris à la renverse. Il ne pouvait plus rien faire car, à partir du moment où les trois fondateurs de l’Union soviétique s’entendaient pour défaire l’Union soviétique, il n’avait plus de siège, puisque l’Union soviétique n’existait plus. Ce n’était même pas une démission, il a quitté le pouvoir. C’est ce qu’il a dit dans son discours du 25 décembre 1991. Le fait d’être Français m’a permis d’avoir un accès immédiat et une confiance immédiate Comment aviez-vous été accepté dans le cercle premier de Mikhaïl Gorbatchev ? Son entourage se méfiait-il de vous ? Pas du tout, cela a duré dix minutes ! Il faut savoir que les Russes ont un tropisme très favorable vis-à-vis des Français. Ce n’est pas du tout comme les Allemands, ce n’est pas du tout comme les Anglais, les Chinois ou les Américains… Les Russes ont toujours été dans l’admiration de la France. Le fait d’être Français m’a permis d’avoir un accès immédiat et une confiance immédiate. C’est quelque chose dont nous n’avons pas conscience en France. Dans le monde, il n’y a pas beaucoup de pays pour lesquels la France est au fond la mère des arts, des armes et des lois, mais il y a la Russie. Même aujourd’hui, quand un Russe veut être cultivé, il se tourne uniquement vers la France, ce n’est pas vers l’Amérique. L’Amérique, c’est pour faire du business, l’Angleterre c’est pour faire de la banque, l’Allemagne c’est pour faire de l’industrie. Mais, quand on veut être un homme éclairé et de connaissances, on se tourne vers la France. À l’époque, je suis tombé sur des gens qui voyaient beaucoup de choses à travers le prisme français. Ceux qui connaissaient bien la France, qui parlaient parfaitement le français, me disaient avec humour : « Vous avez de la chance, parce que le seul régime communiste qui ait réussi au monde, c’est la France ! » Nous avions mis au point un système de privatisation au profit de tous les travailleurs des entreprises Mikhaïl Gorbatchev vous avait donc demandé de mettre en place ce plan de réformes pour amener la Russie vers l’économie de marché. Or, après son départ, votre grande déception, c’est que Boris Eltsine ne fait plus appel à vous. Il fait appel à un économiste américain, on tombe dans la magouille et l’économie bascule dans les mains des oligarques… Absolument. C’est le grand regret de ma vie ! Nous avions mis au point un système de privatisation au profit de tous les travailleurs des entreprises. Nous avions inventé un système de pré-actions et nous avions distribué à tous les membres des entreprises des parts de leur entreprise. Pour une entreprise qui avait 10 000 employés, chacun recevait un dix-millième de l’entreprise. Boris Eltsine arrive, avec un certain nombre de jeunes types qui avaient les dents longues. Ils sortaient des Jeunesses communistes, les Komsomol, c’étaient les futurs cadres du parti. Comme par hasard, c’étaient les enfants ou les petits-enfants des gens du comité central. C’était un système familial. Boris Eltsine, sous la pression de l’ancien comité central, a fait confiance à ces jeunes, qui avaient entre 25 et 30 ans, pour faire ces privatisations. Il leur a dit : « On a distribué des actions à tous les employés, rachetez toutes ces actions et prenez le contrôle des entreprises. » C’est ce qui s’est passé. Dans chaque entreprise, il y a eu un haut gradé, qui faisait partie des Komsomol, et qui a dit à tous ses ouvriers : « Vous avez ces actions, cela vaut de l’argent, je vous les achète.» On n’avait pas expliqué aux gens ce que l’on pouvait faire avec ces actions, ils ne savaient pas que c’était une part des profits futurs de l’entreprise. Ils ne comprenaient rien, parce que nous n’avions pas eu le temps d’expliquer cela puisque nous étions en train de concevoir le système. Vous avez des gens qui, au fin fond de la Sibérie, reçoivent un bout de papier représentant une part de la société dans laquelle ils travaillent : pour eux, cela ne voulait rien dire. Donc, ils ont écouté le premier gars qui est arrivé Christian Mégrelis : « On n’avait pas expliqué aux gens ce que l’on pouvait faire avec ces actions, ils ne savaient pas que c’était une part des profits futurs de l’entreprise. Ils ne comprenaient rien. »

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